Gilles Amalvi
7 Pleasures – Entretien avec Mette Ingvarsten
This interview was made in the frame of Festival d’automne when 7 Pleasures was shown there in 2015.
Cette création fait suite à 69 positions, solo qui lance un chantier de recherche autour de la sexualité. Comment s’articule cette série avec votre projet précédent, The Artificial Nature Project ?Au-delà des thématiques abordées, existe-t-il une continuité entre ces projets – dans la manière d’appréhender la relation du corps avec son environnement ?
Même si en terme de « sujet », il ne s’agit plus de la « représentation de la nature » mais de celle du corps nu – et du statut politique de ce corps nu, en un sens, je dirais qu’il ne s’agit pas d’une rupture. Ce qui m’occupe dans tous ces projets concerne la manière de concevoir des chorégraphies autour ou en extension du corps humain. Pour 69 positions par exemple, j’ai travaillé avec l’idée que le langage pourrait être une extension du corps, et que l’espace imaginaire et virtuel créé autour du corps devienne l’espace où le mouvement aurait lieu. Ce décentrement du mouvement n’est pas très éloigné de The Artificial Nature Project, dans lequel des corps humains sont présents sur scène, mais où ce qui est produit physiquement a lieu dans la relation entre des corps physiques et ces matériaux qui s’étendent partout – dans l’air et l’imaginaire des spectateurs. Ce qui relie ces différents projets, c’est je crois cette idée d’extension du mouvement, ainsi que l’idée d’espace virtuel.
Dans 7 Pleasures, j’ai le sentiment de revenir à certains principes présents dans The Artificial Nature Project, mais dans une toute autre perspective. Dans The Artificial Nature Project, j’ai essayé d’abstraire les corps, ou tout au moins de mettre leur présence en arrière-plan – mais tout en gardant en tête l’agencement, l’interaction entre les éléments humains et non-humains. Dans 7 Pleasures, j’ai essayé de poursuivre cette réflexion sur la manière dont le corps se connecte à son environnement. C’est là j’ai commencé à penser à la sexualité. Dans la société contemporaine, il y a une sorte de « potentiel sexuel » présent absolument partout. Tout est hyper-sexualisé – en premier lieu la publicité bien entendu, qui fonctionne sur le désir – qui vend le plaisir de la crème glacée plus que la crème glacée elle-même… Il s’agit là d’un exemple de sexualisation explicite d’un objet, mais cela implique également une sorte de manipulation affective et sensorielle, qui touche directement le système nerveux. Nous vivons dans une société qui tend de plus en plus vers l’immersion sensorielle en profondeur, via – via tout un tas d’extensions numériques ou virtuelles. – la 3D, la réalité virtuelle, les « google glass »…
Le paradigme dominant d’internet va effectivement de plus en plus vers une forme d’immersion par un bombardement d’informations visuelle, auditives – mais cela implique aussi une surveillance et un traçage accru… Est-ce que ces différents paramètres de la transformation sensorielle et cognitive en cours font partie des questions que vous souhaitez traiter avec 7 Pleasures ?
Puisque l’on évoque internet, je me suis par exemple beaucoup intéressée à la question de la pornographie – la manière dont la pornographie circule sur internet, générant un énorme trafic et un énorme business. Récemment, j’ai entendu parler d’un casque de réalité virtuelle développé par l’industrie pornographique, qui immerge totalement le spectateur dans le film.
Il me semble que ces lunettes ont d’abord été développées dans le cadre de la recherche militaire avant d’être reprise par l’industrie pornographique… Ce qui est assez intéressant en soi…
Oui, le lien entre guerre et pornographie… De manière générale, le champ de la recherche militaire est celui qui s’intéresse le plus à ces questions de manipulation sensorielle. Il me semble qu’il existe un documentaire danois dans lequel on voit des soldats en opération, qui regardent du porno pendant leurs temps de repos, hors du champ de bataille – ce qui est une manière de contrôler les pulsions, ou de les reconfigurer pour faire de ces corps de parfaites machines à tuer. Mais pour revenir à la pièce, les recherches que j’ai menées concernent les liens entre le corps nu, la sexualité, la pornographie – et toutes les zones de relations possibles avec d’autres phénomènes sociaux, dans cette optique du contrôle sur le corps. Les corps sont modelés par de multiples opérations – le plus souvent invisible. Cela va de la réalité virtuelle jusqu’aux expériences des laboratoires pharmaceutiques, notamment sur la testostérone. Dans 69 positions, j’évoque le livre de Beatriz Preciado, Testo-junkie, dans lequel est analysé le rôle de l’industrie pharmaceutique dans le contrôle et le modelage des désirs et des genres. Chez Preciado, c’est cette question de la division genrée qui est la plus importante ; pour moi, cela constitue un élément important, mais je m’intéresse davantage au contrôle du corps dans une acceptation plus générale : la manière dont cela implique des comportements, des types de rapports sociaux, sexuels entre les gens.
Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault décrit le type de contrôle produits sur les corps par les institutions traditionnelles – comme l’école, l’armée, l’usine. Dans sa postface, Post-scriptum aux sociétés de contrôle, Gilles Deleuze montre la manière dont ce contrôle s’est déplacé pour devenir omniprésent, et qu’il est du coup beaucoup plus difficile d’y discerner une logique, un but, des moyens de le représenter, et de le combattre… Est-ce votre travail cherche à représenter ce fin réseau de contrôle intégré aux individus ?
Effectivement, le livre de Foucault montre bien que ces institutions permettaient une polarisation des luttes : le pouvoir était localisé. Aujourd’hui, le pouvoir est délocalisé, et le contrôle intégré aux corps, sans médiation. Du coup, un des points de recherche pour moi a été : de quelle manière se rendre attentif à ses propres productions de contrôle, à ses propres impensés, à la manière dont le corps réagit à ces impératifs intégrés ? Comment les affects et les sensations agissent en soi ? Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont on peut soi-même ressentir ces différents niveaux affectifs, ainsi que la manière d’agir sur ses propres zones de manipulation : comment agir sur soi-même ? Nous sommes agis en permanence, de l’extérieur, par le simple fait d’être au monde et d’interagir avec lui. Mais comment pouvons nous répondre à ces impulsions, à ces flux qui nous traversent ? Ce n’est pas seulement un plan réflexif, mais vraiment une sensation physique, et c’est sur cette sensation que j’essaie de travailler avec 7 Pleasures. Devenir « conscient » de ces mécanismes, de ce qui passe dans le corps, c’est un travail – presque un travail chorégraphique en soi ! Ensuite, il faut trouver les représentations en lien avec ce travail, les états ou les perceptions qui rentrent à l’intérieur de ces mécanismes – puisque l’idée est de les faire ressentir, de les propager via la scène.
Dans les années 60, la contestation s’adressait encore à un pouvoir localisé. Pendant cette période, les questions d’inégalité, de représentation du corps, de libération des conventions morales ont trouvé à s’incarner dans l’art, la danse, la performance – par exemple le spectacle Parades and changes de Ann Halprin, qui transforme radicalement la représentation de la nudité sur scène. Dans quelle mesure les stratégies artistique de cette époque sont encore opérantes, et quel type de dialogue avez-vous engagé avec elles ?
69 positions était une pièce construite autour de ce dialogue – un peu comme un travail préparatoire devenu un travail en soi. Dans cette pièce, je parle de Parade and changes, de Meat Joy. J’ai d’ailleurs été en contact avec Carolee Schneeman ; pour elle, ces travaux étaient clairement pensés comme des « contre-attaques » adressées à la brutalité du pouvoir politique, dans le contexte de la guerre du Vietnam… Aujourd’hui, les choses sont beaucoup moins évidentes, moins claires, les moyens d’action plus divers. Les institutions tout autant que les mécanismes de contrôle se sont « dilués », ils sont moins articulés. Le cadre permettant l’action n’a plus de frontières aussi définies. Du coup, la stratégie frontale me paraît moins efficace aujourd’hui que dans les années 60. Dans la troisième partie de 69 positions, j’évoque les pratiques sexuelles contemporaines, en les reliant à la question de l’objet, du « non-humain ». 69 positions et 7 Pleasures essaient de se confronter à la question « où en sommes-nous aujourd’hui » ? La question du « bio-pouvoir » soulevée par Foucault est plus pertinente que jamais, et ses procédures de plus en plus profondes, de plus en plus fines et ciblées. Une des questions pour moi aujourd’hui est celle de la mobilisation : qu’est-ce qui mobilise les corps, comment les mobiliser ? Comment agir au niveau très simple du désir ? Cela implique d’analyser la difficulté, aujourd’hui, à produire du collectif, des mouvements collectifs, une pensée collective. Peut-être existe-t-il un lien entre le manque de désir au niveau de la mobilisation collective, et l’hyper-stimulation des désirs dans la vie de tous les jours ?
A propos de collectif, comment envisagez-vous le travail avec les danseurs – la constitution d’un groupe autour de ces questions, et le fait de travailler ensemble sur la nudité ?
Il y a une question politique importante dans le fait de travailler avec un groupe sur ces questions ; par exemple, demander à des gens de travailler nus – qu’est-ce que ça produit ? J’ai déjà fait l’expérience avec trois groupes différents – sous forme d’ateliers – et cela produit vraiment un effet. Cela n’est ni le type de relation qu’on peut avoir avec un partenaire sexuel, ni le type de rapport au corps nu qui a lieu dans un contexte naturiste par exemple. Là il s’agit d’autre chose : qu’est-ce que ça fait ressortir d’avoir une pratique, de faire des exercices physiques nus, ensemble ? Cela défait bien sûr certaines habitudes, mais cela indique également des horizons : comment expérimenter notre corps autrement, vivre ensemble autrement ? Mais surtout comment trouver des manières d’être ensemble qui ne donnent pas prises aux représentations traditionnelles, aux clichés du corps nu, de la sexualité…
J’ai travaillé récemment avec un groupe de jeunes étudiants, et le fait de découvrir, d’expérimenter le plaisir comme quelque chose de personnel, comme une sensation qui nous appartient en propre était une évidence pour eux.J’ai essayé de questionner cette évidence : comment le plaisir est constamment produit par des effets d’interaction, pris dans des jeux de force, capitalisé, échangé, etc. J’ai trouvé très intéressant de travailler avec eux sur le fait de « dépersonnaliser » sa propre expérience du plaisir et de transformer les images de plaisir qui sont inscrites en soi.
On parle là d’images, de représentations. Mais est-ce que le but de cette pièce est de produire des images ou de produire du plaisir, de générer une contamination physique ?
Oui, le point crucial est vraiment de permettre une contamination. Mon but n’est pas de rester à un niveau représentatif : je voudrais produire des types de plaisir qui n’existent pas encore, et du coup, qui ne sont pas catalogués. Pour le dire simplement : Je cherche a créer des espaces où nous ne serions pas soumis aux mécanismes invisible de contrôle. C’est sûrement une pure utopie – un tel espace de liberté n’existe pas – mais le fait de chercher à le produire, de viser un tel espace est indispensable. La stratégie que j’essaie de développer consiste à utiliser des objets qui font partie de notre système de reconnaissance et de les détourner, de les utiliser dans un sens qui les rendent parfaitement impossible à reconnaître ; l’idée est que ce processus permette au spectateur d’atteindre un sens du plaisir qui est a la fois loin et proche, étrange et intime. Ce processus a à voir avec une sorte de rencontre inquiétante avec les corps, mais également avec le fait de re-potentialiser le corps nu. C’est la recherche – peut-être pas d’une liberté, ou d’une libération du corps, ce qui sonne très 60’s – mais en tous cas d’espaces de liberté éphémères pour les corps, avant qu’ils ne soient « re-capturés »…
Dans tous vos projets, on retrouve cette idée d’indétermination des images, engageant un travail d’interprétation de la part du public. Comment comptez-vous appliquer ce principe aux images de la sexualité – celles-ci agissant le plus souvent sur le registre de l’implicite…
Une de messtratégie dans7 Pleasures consiste à aborder un niveau plus abstrait de représentation – via la question des objets. Mais l’idée est de l’aborder, non pas d’un point de vue personnel, en se demandant comment l’objet me donne du plaisir, mais du point de vue de l’objet : « quel est le plaisir de l’objet » ? Renverser la perspective, défaire la logique, en se demandant par exemple : « que ressent l’objet ? ». Du coup, lorsqu’on délaisse le plaisir individuel, lorsque ce n’est plus nécessairement le point focal, on glisse vers le groupe, en relation avec son environnement. Cette question, « comment produire, transférer du plaisir des corps des interprètes vers le public… » est vraiment intéressante, elle guide le travail. Et elle est inséparable d’un niveau de représentation politique : où inscrire la question politique là-dedans?
Dans cette relation avec un monde d’objets tactiles, sensitifs, la notion même d’environnement change : les corps, les objets, l’environnement qu’ils forment sont de moins en moins séparés. Est-ce que la scène peut être un espace privilégié pour traiter de ces questions ? Un espace où réinstaurer une distance minimale ?
Dans 69 positions, le public m’entoure, il est très proche de moi. Du coup, la question de la représentation en tant que telle se défait ; ce n’est plus un mode de représentation frontal. Je voulais mettre le public dans une position où il s’interroge sur sa place, sur sa responsabilité. Le fait que le public fasse partie d’une situation, soit pris dedans, produit un effet qui va au-delà de la représentation. Je suis en représentation, parlant de sexualité, de questions politiques, et en même temps, nous sommes en train de faire quelque chose dans l’espace, nous créons une communauté temporaire, qui décide ou non de participer à la performance. L’état des spectateurs, leur façon d’interagir ou non change complètement la pièce. Cette forme de perméabilité entre les performeurs et le public continue à m’intéresser: où est la frontière, le bord de la scène, à quelle distance ont lieu les choses, qu’est-ce que cela change lorsque les performeurs sont dans le public ? Il y a tout ce qui concerne les images, la représentation, mais il y a aussi les relations physiques, et la manière dont les spectateurs entrent en relation avec les corps et avec les images qu’ils génèrent. Est-ce que la scène est le lieu adéquat pour que produire ces représentations du plaisir ? Et quel type de « scène », avec quelle proximité, quels effets ? J’essaie plutôt de penser le théâtre en terme de situation, plus qu’en terme de machine de production d’images frontales.
69 positions est un solo, dans lequel votre corps est directement impliqué dans cette situation. Dans 7 Pleasures, vous êtes davantage en position de chorégraphe, « contrôlant » un groupe d’interprète. Quel type de changements cela implique – à la fois esthétiquement et politiquement ?
Je suis la chorégraphe – mais par ailleurs, je participe aussi à la pièce, tout au moins pendant les répétitions. Étant donné les questions de nudité traitées par la pièce, je ne me voyais pas rester en position d’observatrice extérieure, demandant à l’un ou à l’autre : « est-ce que vous pouvez écarter les cuisses un peu plus ? » C’est là que se situe pour moi la question politique impliquée par ce travail. Pour le moment, nous avons beaucoup travaillé sur un principe d’alternance : une moitié est sur scène, et l’autre regarde. Du coup, tout le monde a accès à ce que produisent les images sur scène. Il me paraît très important que chacun soit conscient des effets produits par ces corps nus, et qu’ils réalisent ces effets à partir de la perspective du public. Ce regard sera lui-même présent, inclus dans la représentation. Je voudrais que le regard consiste, qu’à certains moments, le public regarde le regard, assiste à l’opération de regarder. Qu’il ne regarde pas la danse mais des manières de regarder la danse. La question du regard est extrêmement importante vis à vis de la représentation sexuelle, du coup la réflexion sur la manière dont le regard opère se doit d’être mis en perspective.
Comment ces sept plaisirs vont être organisés ? Comme sept tableaux distincts, ou comme un entremêlement ?
Je travaille sur 7 plaisirs, 7 stratégies ou manières de les aborder. Même si c’est inscrit dans le titre, je ne veux pas forcément que les spectateurs perçoivent 7 catégories clairement définies. D’un point de vue sémantique, ces 7 plaisirs sont connectés aux 7 péchés capitaux, dans le sens où, historiquement, la sexualité est profondément liée à la religion, à la culpabilité… Ce n’est pas un thème central dans la pièce, mais il y a une couche qui consiste à retirer ces cadres pour voir ce qui se produit si on débarrasse la sexualité de ses connotations morales.
Au niveau dramaturgique, au début de ma réflexion, je pensais travailler à partir de 7 ensembles séparés – 7 situations plutôt, impliquant chacune un type d’activité. Mais je souhaitais malgré tout trouver une dramaturgie qui tisse entre elles ces situations, de manière à ce qu’elles ne soient pas fermées, avec un début et une fin. L’idée centrale qui se dégage serait celle d’une sorte de continuum entre les objets, les corps, l’environnement – l’humain et le non-humain. Et je pense que ce continuum est plus à même d’amener une rencontre étrange avec des représentations du désir auxquelles on ne s’attend pas forcément. Les parties traitant plus explicitement des questions politiques formeraient un deuxième bloc, comprenant à son tour différentes sections. Ces sections sont plus orientées vers les représentations du pouvoir ; par exemple en juxtaposant des images attachées aux questions politiques – comme la manifestation – et des images attachées explicitement à la sexualité – comme des pratiques sexuelles en lien avec des formes de plaisir contractuelles. Habituellement, ces zones sociales sont assez distinctes, elles ne communiquent que très peu. L’idée est de les connecter – au point qu’elle ne deviennent plus qu’une seule image, de manière à induire une sexualisation in à l’intérieur de toutes les formes possibles de représentation.
Ce que je cherche à montrer, c’est que la sexualité est présente partout, dans toutes les formes de relations, et pas seulement chez les humains et leurs rapports sexuels.